Événement, ciel,
à l'ombre des vieux chênes !
3 juin 2005, Caen, 18h00.
J’ai rendez-vous avec
un homme que je ne connais pas. Je ne l’ai jamais vu. C’est lui
qui est censé me reconnaître dans la foule du Mémorial de Caen,
à l’occasion de l’inauguration du «Revolver noué» de Carl
Fredrik Reuterswärd. Lieu et moment que Jean Moré m’a fixé pour
que nous puissions nous rencontrer. Les officiels sont au
rendez-vous. L’ambassadeur de Suède est là. A ses côtés, la
mairesse de Caen, Brigitte Lebreton, quelques politiques et
membres de la délégation de l’ONU, la chargée de communication
du Mémorial, quelques militaires aux médailles rutilantes de
reflets dorés et argentés sous la lumière rasante du moment. Le
vent est également au rendez-vous. Les drapeaux des nations
claquent en haut des mâts. Je me campe au milieu de la foule
rassemblée autour de Carl Fredrik Reuterswärd. Le moment est
solennel. L’homme est assis dans un fauteuil roulant face à son
œuvre recouverte d’un drap blanc qui ne demande qu’à s’envoler
pour rejoindre tous ces drapeaux qui claquent au vent. Il ne
manque plus qu’un mât pour accueillir ce drapé blanc. Mais qui
se décidera un jour à le hisser là, ce drapeau, en ce lieu ?
Je devine un instant le
«Pistolet au canon noué» sous l’envolée furtive du drap de
cérémonie. Je regarde Carl Fredrik Reuterswärd assis dans son
fauteuil, sa veste posée à revers d’épaules. Il est pieds nus,
sans chaussettes, dans ses sandalettes. J’observe le geste
attentionné de la mairesse qui, après qu’elle ait prononcé son
discours, cherche à repositionner la veste envolée de Carl
Fredrik Reuterswärd sur ses épaules. Le geste attire mon regard
et retient mon attention. L’homme n’a pas de chaussettes dans
ses sandalettes mais la politique cherche à le protéger du vent.
Je m’interroge un instant. Je me dis que si l’homme avait été
frileux, il aurait pris soin de mettre des chaussettes ! Petit
détail surpris à l’envolée d’une inauguration.
Jean Moré a fait le
tour de la foule, s’est arrêté à ma hauteur, m’a regardé droit
dans les yeux et s’est exprimé : Jean-François Aillet ? J’ai
répondu : Oui, bonsoir Jean. Je ne connaissais pas l’homme.
Quelques e-mails échangés entre le 1er janvier et ce mois de
juin 2005 nous avaient permis de tisser les liens de ce premier
contact.
Chargé de mon sac à
dos, Jean m’a regardé, tendu son trousseau de clefs en me disant
: Si tu veux t’alléger, je suis garé là. Tu vas voir, c’est un
4X4 marqué «Colonnes Flottantes». Il est là derrière. Tu ne peux
pas te tromper.
Je prends son trousseau
de clefs. Effectivement, le 4X4 est garé là, juste devant.
J’appuie sur la télécommande. J’ouvre la portière et je m’allège
de mon paquetage. Rendez-vous était fixé pour que nous puissions
nous rencontrer les 4 et 5 juin 2005 afin que Jean puisse me
montrer son travail dans le Cotentin, après mon retour de
Bruxelles où j’étais allé sculpter en début d’année une «Sirène
ailée à tête de licorne» au détour d’une escapade en Provence
via Marseille.
«Colonnes Flottantes»,
c’est ce qui est écrit à l’arrière de son 4X4, sur la bâche qui
protège sa roue de secours. A cet instant, je n’en sais pas
plus. J’ai bien reçu quelques photos par e-mails en début
d’année mais je n’en sais pas davantage sur son travail.
Cependant, les quelques quatre ou cinq photos reçues en fichiers
joints ont suffisamment attiré mon attention pour me donner
envie de rencontrer le bonhomme.
Allégé de mon sac à
dos, je retrouve, au milieu de la foule, Jean Moré qui
accompagne là son ami Alain Jouffroy, le célèbre poète français,
venu de Paris prononcer un discours pour son ami Carl Fredrik
Reuterswärd.
Qui est Carl Fredrik
Reuterswärd ? Carl Frederik Reuterswärd est l’un des artistes
les plus renommés au monde. Ses œuvres sont exposées dans les
plus grands musées d’art contemporain tant en Europe qu’aux
États-Unis. Après l’assassinat de son ami John Lennon, il créa
le «Revolver au canon noué» comme un symbole de paix dans le
monde entier. Ce revolver de taille monumentale se trouve devant
le siège des Nations Unies à New York et une œuvre de taille
plus modeste, intitulée «Non violence» vient d’être inaugurée le
4 juin au Centre Culturel Suédois après le Mémorial. C’est ce
que l’on peut lire dans toutes les revues de presse.
Je regarde Jean Moré.
J’écoute le discours d’Alain Jouffroy. Je regarde Carl Fredrik
Reuterswärd. J’écoute le discours des politiques. Je suis séduit
par l’artiste, humble, assis là dans son fauteuil roulant, sans
chaussettes dans ses sandalettes, face aux officiels.
L’inauguration se
termine. Le «Revolver noué» est dévoilé. Le drapé blanc a été
jeté là derrière, au rebut des discours. Je reste sur ma faim.
Je me dis que l’œuvre est incomplète. Les politiques ont été
trop timides encore une fois. Ils auraient dû lui prévoir un mât
pour le hisser bien haut justement à ce moment-là. L’occasion
est manquée. Il faudra attendre encore un prochain siècle, un
prochain Carl Fredrik Reuterswärd.
Je m’écarte de la foule
qui se dirige vers les bouteilles de champagne. Je retrouve Jean
Moré, accompagné de sa femme Diana, à l’écart, afin que nous
puissions faire plus ample connaissance. Nous échangeons
tranquillement en retrait des petits fours. Je m’arrête devant
quelques poutrelles métalliques posées là, derrière, vestiges
des tours jumelles effondrées. Je reste là un long moment à
observer les détails de ces poutrelles. J’apprends que Diana est
roumaine d’origine hongroise, architecte. Jean passe un coup de
téléphone en me disant : Tu nous accompagnes !
Je monte dans sa
voiture. Il nous conduit jusqu’au centre ville, sur le port, où
il gare son 4X4. Nous entrons dans un restaurant. La table est
réservée pour onze personnes. Nous patientons quelques minutes.
Les invités arrivent, s’installent un à un autour de la table.
Petit comité d’amis : Alain Jouffroy, sa femme Fusako, Carl
Fredrik Reuterswärd, sa femme Tony, Jean Moré, sa femme Diana,
son fils Alex, Françoise Passera, responsable du pôle
scientifique du Mémorial, un galeriste suédois Kent Belenius et
sa femme Annette Lindegaard-Belenius, danseuse, et moi-même.
L’ambiance est à l’amitié. L’amitié de deux hommes réunis qui se
connaissent depuis plus de cinquante ans, l’amitié d’Alain
Jouffroy et de Carl Fredrik Reuterswärd qui nous font l’honneur
de nous recevoir et de nous accueillir à leur table.
Voilà comment j’ai
rencontré Jean Moré, cet homme dont je ne connaissais pas les
traits de visage quelques dizaines de minutes auparavant, juste
quatre ou cinq photos de son travail. Mais que savais-je de son
travail ? Rien ! Je ne savais pas même son métier.
Aussi, que puis-je dire
de cet homme qui m’a conduit comme cela jusqu’à cette table pour
partager cet instant ? Me suis-je retrouvé là par hasard ? Pas
vraiment. Après avoir passé mon 31 décembre 2004 avec une
trentaine de personnes, j’avais remis ma carte de visite à une
personne sans lui dire ce que je faisais. Une semaine plus tard,
je recevais dans ma boîte à mails un e-mail de Jean Moré me
disant qu’il avait visité mon site Web et qu’en échange il
m’envoyait quelques photos de ses réalisations en me proposant
son aide s’il pouvait m’aider en quoi que ce soit. Ce à quoi
j’ai répondu, devant ses photos, qu’il me paraissait nécessaire
qu’il possède lui-même son propre site Web afin qu’il puisse
faire connaître plus rapidement et plus aisément son travail. Je
lui ai proposé mon soutien en lui disant que cela ne me
prendrait que quelques jours pour lui concevoir un fond de site.
Nous nous sommes fixés rendez-vous pour que je puisse en
découvrir plus. Voici comment quelques mois plus tard nous nous
sommes fixés les 4 et 5 juin 2005 pour qu’il puisse m’en montrer
davantage.
A la sortie du
restaurant, après avoir salué Carl Fredrik Reuterswärd et sa
femme Tony et pris congé des autres invités, Jean Moré, Alain
Jouffroy, Fusako, Diana, Alex et moi-même avons pris la route en
direction du Cotentin jusqu’à Carentan. Arrivés à hauteur de
Carentan, nous avons bifurqué en direction de La Haye-du-Puits.
Nous nous sommes ensuite engagés sur des petites routes
nocturnes jusqu’à Prétot-Sainte-Suzanne où Jean Moré, Diana et
Alex m’ont accueilli dans leur maison perdue au beau milieu du
bocage normand, au cœur d’herbages et de champs d’herbe verte,
des champs de pommiers et de vieux chênes bicentenaires. J’ai
dit à Jean, en arrivant : Ben, dis-moi, lorsque l’on veut aller
chercher du pain par chez toi, il vaut mieux savoir où habite le
boulanger ! Jean m’a répondu, oui, en me souriant.
Voilà une rencontre
humaine comme je les apprécie et comme je les aime. Jean m’a
conduit jusqu’à une chambre d’ami, m’a montré un lit en me
demandant si j’avais déjà dormi sur un lit d’eau ? J’ai répondu
: Non. Je lui ai alors demandé un peu plus de précisions. Il m’a
montré un matelas, en a soulevé les couvertures en me disant :
C’est un matelas que j’ai fabriqué. Il est en polyuréthane. Il
est rempli d’une eau chauffée avec une régulation
thermostatique. J’espère que tu vas bien dormir. Ce à quoi j’ai
répondu : Je vais essayer. Je n’ai encore jamais dormi sur un
truc pareil.
Le lendemain matin, je
me suis réveillé en ayant eu l’impression d’avoir passé la nuit
à faire la planche, bercé sur la surface de l’océan en plein
milieu de la campagne normande : Sensation étrange mais
sensation agréable. J’ai dit : C’est toi qui as fabriqué cela ?
Jean m’a répondu : Oui ! J’en ai fabriqué une cinquantaine comme
celui-là, mais ça n’a pas marché... Bon ! Cet homme m’a fait
dormir sans me prévenir sur un de ses prototypes et, très
franchement, je dois dire que j’ai passé là une de mes plus
belles nuits de sommeil.
Mais il fait quoi cet
homme ? C’est à ce moment-là que je me suis sérieusement posé la
question. Il m’a dit : Je gonfle des trucs et là, il m’a montré
son atelier et s’est mis à gonfler. Il m’a montré des cordages,
des valves, des mousquetons, des manilles, des sangles, des
câbles, ses machines à souder, un aspirateur télécommandé
inversé, des boudins longs de 10 m, 15 m, 20 m, 30 m. Je me suis
dit : Mais, c’est qui ce type ? Qu’est-ce qu’il fabrique avec
tout cela dans son atelier, avec des machines et des machins
pareils au beau milieu du bocage ? Là, il m’a guidé à
l’extérieur, vers un espace vert de son terrain, à l’ombre de
vieux chênes. J’ai regardé autour de moi, pivoté sur 360°. J’ai
vu des membranes partout, des cordages enlacés autour des vieux
troncs. Jean a sorti une télécommande de sa poche. Il a appuyé
sur un bouton et un souffleur en forme d’aspirateur s’est mis en
marche au milieu du champ et là, là..., je suis resté sans
souffle, bouche bée. Ce type m’a tout simplement coupé le
souffle, laissé sans voix. Il m’a ouvert mes yeux d’enfant, m’a
invité dans son monde, dans son univers de rêve et le manège
s’est mis à tourner. Le monde qu’il m’a montré, son monde, m’a
tout simplement émerveillé et rempli de bonheur tellement
c’était beau. Le moment était beau. Il s’est mis à gonfler comme
un magicien gonfle et tortille des baudruches sous les feux des
projecteurs du chapiteau sauf que là la toile du chapiteau était
remplie de nuages au travers desquels on pouvait voir voler les
oiseaux et passer les avions. Les tortilles se sont mises à
grimper dans les arbres comme un charmeur de serpent fait sortir
des cobras avec le son mélodieux des troués d’un bambou. Le
pipeau de Jean Moré fait un barouf du tonnerre mais alors ses
serpents... Des boudins se sont mis à grossir et à s’élever de 2
m, 3 m, 5 m, 10 m, 15 m de hauteur et plus. Je me suis assis
dans l’herbe. Je n’ai plus rien dit et j’ai regardé le manège
s’opérer devant mes yeux. Durant des heures, là, j’ai vu un
homme aller et venir dans tous les sens, courir, s’agripper aux
mousquetons, tirer sur des ficelles et des cordages comme un
funambule active ses marionnettes tout en jouant aux
équilibristes sur un filin de verdure.
Au bout d’un moment,
après avoir assisté à tout ce préparatif d’accastillage, ce
dressage de drisses, d’haubanage et de hissage de toiles en
polyuréthane, au beau milieu des herbages, ce type m’a fait
passer de l’autre côté du paysage. Il m’a embarqué pour une
croisière inouïe au travers des cimes. Je me suis senti voler.
Il m’a fait décoller de mon humain accroché au plancher des
vaches. Il m’a fait rêver d’un rêve éveillé. Ce type, par sa
magie, m’a tout simplement procuré du bonheur, de ce bonheur
rare que seuls les grands artistes sont capables de créer et de
mettre en œuvre.
Là où la veille il me
guidait vers une inauguration, celle du «Pistolet noué», le
lendemain, à cet instant, chez lui, dans le Cotentin, je me suis
questionné sur la véritable inauguration à laquelle je venais
d’assister la veille : Lequel de ces deux hommes était le vrai
sculpteur ? Celui exposé devant le siège des Nations Unies, à
New York, qui fait des nœuds au bout des revolvers ou bien celui
ignoré au fond de son bocage, qui fait des nœuds au bout de ses
tubes en polyuréthane ?
A mon questionnement,
je n’ai trouvé qu’une seule réponse : En moins de 24 heures,
j’ai tout simplement rencontré deux grands sculpteurs en la
personne de Carl Fredrik Reuterswärd et celle de Jean Moré.
L’une, arrivée au bout de sa vie d’artiste, l’autre qui ne sait
pas encore qu’elle en est un ou qui ne veut pas se l’avouer
parce qu’elle ne provient pas d’un cursus artistique. Alors,
l’homme Jean Moré doute, se pose des questions, pense qu’il ne
peut pas être un artiste.
L’un connu, l’autre
pas. Peu importe d’être connu ou pas, reconnu ou pas.
L’important est de faire. Et là, avec Jean Moré, nous sommes
servis. Il fait sans dire, sans poser de questions et l’art
qu’il nous livre, franchement, est du grand art digne des plus
grandes œuvres.
Gonflé le type,
parvenir à associer comme il le fait des boudins en polyuréthane
en empruntant à la fois au dessin, à la danse, à la
chorégraphie, à l’alpinisme, sans être ni dans le nommé des
choses ni dans le dire de la forme, entre le brin d’herbe et le
mouvement, le biorythme et le balancement, la célérité du
mouvement et l’estampe, le souffle du vent et l’ondulé des
courants d’air, la sinuosité des rondeurs et l’incurvé des
renflements, le dévers des axes balourds et la légèreté du
gestuel posé, là, au dessus de la ligne tracée de l’horizon…
Oui, Jean Moré ne manque vraiment pas d’air.
Pragmatique, par son
métier d’inspecteur de la sécurité du travail, en véritable
professionnel, l’air de rien, il a su transposer et effectuer de
façon cognitive le transfert de ses savoir-faire et sans trop
s’en rendre compte au départ, là où il cherchait à améliorer la
sécurité du travail sous les chapiteaux industrieux de notre
monde rationnel, il est entré de plein pied sous le chapiteau du
grand royaume de la création artistique. Il s’est ouvert un
champ d’investigation où il s’est surpris lui-même, se réfugiant
derrière l’a priori de se dire : Non, mais non, ce que je fais,
ce n’est pas de l’art. Je ne suis pas un artiste. Je ne peux pas
être un artiste.
Mais si, Jean,
justement, ce que tu fais, c’est de l’art. Tu es un artiste. Et
non seulement tu es un artiste, mais tu en es un grand. L’art,
c’est justement cela. C’est un truc qui te tombe dessus, comme
cela, par hasard ou pas, qui s’élève et t’élève en même temps.
L’art nous aide à nous élever et l’art que tu ériges dans ton
champ mérite à mon sens toutes les attentions les plus dignes et
les plus respectueuses car, avec tes installations, tu nous
obliges à remonter la tête et non à courber l’échine.
Dirons-nous : Suffit-il
de gonfler des trucs pour être un artiste ? Alors, dans ce cas,
tout le monde est artiste ! Ben, non, justement, tout le monde
n’est pas artiste. Des personnes qui gonflent des trucs, j’en
connais quelques unes ! Mais des personnes qui gonflent des
trucs comme toi tu le fais, moi, il m’a fallu attendre d’avoir
43 ans pour en rencontrer une et pourtant je suis quelqu’un qui
bouge beaucoup et qui voyage souvent. Non seulement tu es un
artiste mais en plus tu es un véritable poète. Réussir comme tu
le fais à faire émerger l’art justement là où l’on s’attendrait
le moins à le voir émerger, tu es vraiment gonflé ! Jean Moré,
j’adore ta démarche.
Il ne te reste plus
qu’à te trouver quelques commanditaires et fabricants de matière
première qui voudront bien t’approvisionner maintenant en
rouleaux de polyuréthane afin que tu puisses dans l’avenir aller
nous chorégraphier de nouvelles structures en des lieux
inattendus et judicieusement choisis. Ce chemin que tu as
parcouru seul est immense. Je n’ai aucun doute quant à ton
avenir d’artiste. Tu tiens le bon bout du tuyau ! Ce qu’il te
reste à faire maintenant, c’est d’oser ! Et quand un mec tout
seul est capable, comme tu le fais, de nous gonfler des trucs de
20 m, 30 m de haut dans le fond de son terrain, il faudrait être
soit aveugle soit jaloux pour ne pas voir qu’il y a là quelque
chose qui est en train d’émerger.
Maintenant, reconnaître
ou pas si ce que tu fais est de l’art ou pas ? Tu sais, les
discours des officiels, c’est aussi de l’air et du vent. Alors
souffle, Jean, souffle et ne te dégonfle pas. Tu n’as que faire
des discours officiels quand le plus important est de faire ;
toi tu fais et tu n’as attendu personne pour faire jusqu’à
présent.
1998-2005 : En moins de
10 ans tu as su acquérir la technique, une technique digne des
plus grands. Quand tu auras dépassé les 70 ans, auras-tu toi
aussi droit à des discours comme ce fut le cas pour cette
inauguration et droit à des retrouvailles comme ce fut le cas
entre un Alain Jouffroy et un Carl Fredrik Reuterswärd ? Ce qui
est officiel est tout aussi éphémère que tes structures
gonflées. C’est probablement ce que nous devons en retenir comme
leçon. L’important est ce qui reste et quand bien même tes
installations ne durent qu’un instant, elles ont en elles bien
plus de capacité à s’imprégner dans la durée qu’on ne pourrait
le penser à première vue.
Cet «événement-ciel»
que tu apportes et que tu mets en œuvre procure à mes yeux et à
mon âme autant d’effets qu’un «Revolver au canon noué», sans
dénigrer en quoi que ce soit ni cet artiste ni cette création.
Carl et toi êtes doués pour faire des nœuds !
J’ajouterai pour
conclure sur Jean Moré : Depuis que je l’ai vu gonfler un ballon
de plus de 2 m et jouer avec comme il l’a fait devant mes yeux
dans le fond de son terrain, cet homme m’inspire le plus grand
respect. Brancusi, en quittant l’atelier de Rodin, disait : «Au
pied des grands arbres, il ne pousse rien !». Là, le moins que
l’on puisse dire, avec Jean Moré, c’est qu’au pied de ses vieux
chênes, il a trouvé matière à faire pousser quelque chose et il
nous a fait la démonstration de la façon la plus simple et la
plus évidente qu’il n’a eu besoin ni de Brancusi ni de Rodin
pour trouver cette énergie. C’est venu de lui, tout seul, comme
un grand.
Quand vous irez dans le
Cotentin, si vous apercevez un type dans le fond de son terrain
forcer sur le boudin, ne vous inquiétez pas, c’est tout à fait
normal ! Ce sera Jean Moré qui forcera sur ses baudruches et qui
s’exercera à l’art du hissage. Si vous y voyez là un grain de
folie, c’est alors qu’il sera temps pour vous de vous
questionner sur ce que vous vous faites pour améliorer votre
ordinaire ? Pour ma part, un homme comme Jean Moré, qui fait des
trucs comme ça, me donne envie de me déplacer pour aller le
voir.
Devant les colonnes
hissées de Jean Moré, nous redevenons tous pour un instant des
Rapa Nui, isolés, à contempler le ciel face à un acte éphémère
du levé qui génère autant de phases intermédiaires
chorégraphiées que l’œuvre elle-même installée. Il y a dans son
travail quelque chose qui appartient bien plus à la danse qu’à
l’amoncellement «mikadéen» de simples baudruches primairement
nommées. Toutes ces trajectoires physiquement éprouvées, qui le
mènent à hisser sa matière poétique, sont autant de respirations
retenues qui, à mon sens, ne sauraient être dissociées du
résultat final.
Nous étions là, réunis dans le
Cotentin, la veille d’un 6 juin. J’étais loin alors de me
douter, à ce moment-là, de ce qui allait nous réunir à nouveau
tous les deux, un an plus tard, en Allemagne, le 6 juin 2006...
Jean-François Aillet
Sculpteur
►
JFA vous invite à
découvrir les colonnes
flottantes
de Jean Moré
Collecte N°
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