Témoignage
de Patricia Cheval
Littéraire
L’Art réside à la
fois dans la matière et dans le vide. Les possibilités
d’expression pour le sculpteur sont quasi-illimitées aujourd’hui
grâce au béton, à l’acier, au verre, aux matières plastiques.
Cette libération provoque la recherche de nouvelles fondations
sur lesquelles construire ainsi l’émergence de l’immatériau.
L’Immatériau qui est
à l’œuvre dans ces projets : le phénomène des marées, efface la
distinction philosophique habituelle entre esprit et matière,
science et art. Il s’agit bien ici d’une irruption du savoir
décloisonné dans le monde de la sculpture. Il importe donc de
modifier notre attitude vis-à-vis des technologies, des matières
et des matériaux utilisés dans l’univers sculptural de
Jean-François Aillet.
Tout au long de
cette présentation, ce plasticien procède à une démonstration
très précise du processus qui est à l’œuvre dans ses projets,
n’hésitant pas à recourir à des explications très techniques.
Mais n’allons pas croire que cet exposé détaillé rend l’œuvre
transparente. Quoique l’artiste semble lever le voile de sur sa
création, il n’en affiche en fait que le squelette de son
fonctionnement à des fins purement pédagogiques. Ne nous y
trompons pas : il ne peut et ne veut en aucun cas radiographier
ce qui anime cette œuvre articulée organiquement, et qui est
l’inconcevable : façonner le temps par la maîtrise réelle de cet
immatériau : le phénomène des marées.
Portons notre
attention sur l’aspect anthropomorphique des sculptures de
Jean-François Aillet : reflets totalement épurés de nos
existences, les structures verticales symbolisent l’élément
actif, l’être vivant qui croît vers le haut, vers la lumière,
vers le soleil ; c’est bien ce qui reste à créer à partir de ce
qui est déjà donné, c’est à dire l’horizontal : la mer, les
minéraux, les matériaux…, des éléments en perpétuelle
transformation et qui s’inscrivent les uns dans les autres.
Ainsi, les sculptures verticales de l’artiste prennent tout leur
sens à partir de l’horizontal, les fondations de leurs
structures reposant sur cet horizontal où elles puisent et
captent cet élément insaisissable : la mer.
Ces colonnes de
verre dans lesquelles sont contenus des morceaux d’océan chargés
de tant de signification, existent tout comme des être humains,
à leur rythme propre où le statique et le mouvement se
contiennent, qui à quelque chose à voir avec le temps cosmique.
Ces structures agissent sur la perception que nous avons de
l’espace qui leur est immédiat et de l’univers.
L’artiste, dans
cette œuvre, se découvre clairement comme médiateur : notre
époque qui est celle de la dispersion, va voir s’établir ou se
rétablir la communication entre les hommes et les femmes et le
cosmos cet inconnu et les temps immémoriaux. Il est question ici
d’une “interculturalité” spatiale et temporelle.
Ces lieux relèvent
du sacré, les hommes et les femmes y retrouveront une nouvelle
spiritualité. Il s’agit non seulement d’un espace physique et
mental mais aussi d’un espace affectif. Il suffit de s’aventurer
dans le projet “DIALOGUE” : dialogue entre deux temps
différents, entre deux espaces distincts : l’espace marin et
l’espace urbain, un dialogue qui peut engendrer des dialogues
multiples si spécifiquement humains dans leur nécessité.
Le projet “LA COUR
DES AMOUREUX” ou bien encore “LES DISCUTANTS DE DE RAUÏSCHTE”
illustrent parfaitement cette dimension de l’œuvre. Une poésie
apaisante et régénératrice émane de ces sculptures. Ces projets
accordent notre condition d’homme et de femme à celle du cosmos.
Cependant, ce rêve
éveillé qui figure la compression et l’intrication des
temporalités et des espaces ; l’absence et la présence, le
virtuel et le réel simultanément ; peut ne jamais avoir lieu.
Cette œuvre peut tout aussi bien rester hermétiquement close sur
elle-même, muette.
Elle surgit,
présence inexpliquée et inexplicable qu’on ne peut ignorer et
qui est d’autant plus forte qu’elle reste totalement
indéchiffrable. Nous sommes soudain confrontés à une existence
brute, inattendue : cette mise en présence abrupte nous renvoie
à cette part d’irréductibilité de l’œuvre d’art. Nous ne
pouvons pas nous l’approprier : matérialisation de l’impensable,
elle ne saurait nous rassurer. Cette œuvre reste hors de portée
et n’offre aucune réponse, elle ne provoque qu’incompréhension
devant le mystère de l’univers et nous fait atteindre la limite
fondamentale. Cela provoque en nous un sentiment d’étrangeté :
nous sommes à la lisière du fantastique. Ce retour au primitif,
au primaire se réalise dans la fascination.
En aucun cas ces
projets ne peuvent être réduits à une quelconque fonctionnalité.
Pures créations de la conscience et de la sensualité du
sculpteur, ces sculptures sont là simplement pour être
contemplées et l’artiste le sait bien.
Ces instantanés,
séquences, morceaux d’univers, simulacres de mondes contenus et
contenant tant d’espérance par le fait même qu’ils signalent le
mystère primordial de la vie, sont les signes d’une
interrogation vaine et toujours recommencée parce que
salvatrice. C’est pourtant un leurre total et absolu qui révèle
notre profonde solitude. Retenir la trace des marées et en
restituer une trame visuelle, sonore, dynamique est une
entreprise formidable et terrible. Elle met l’homme et la femme
face à face avec leur destin, leur propre néant. Cette œuvre est
une véritable mise en scène de fragments d’océan-temps, un
spectacle sans cesse revécu et jamais identique du surgissement
de l’inconnu et de l’incompréhensible.
Après l’arbre de vie
du jardin d’Eden qui symbolise l’immortalité, c’est l’arbre de
la connaissance du bien et du mal qui lui succède, l’arbre de la
transgression qui signifia la liberté pour l’homme et la femme
au prix d’une solitude mortelle. Nous assistons ici à une
tentative de recréation du jardin perdu, du paradis des délices
à partir d’arbres de l’océan, arbres-symboles d’une vie qui
aspire à l’immortalité, véritable réconciliation avec Dieu, et
qui ne fait que s’approcher du mystère de la création inviolable
pour jamais et comme l’œuvre d’art elle-même irréductible.
Œuvre poétique
totale, elle est digne d’une attention spéciale : la
concrétisation de cette recherche sculpturale de longue haleine
nécessite et mérite d’être soutenue et encouragée dans sa
promotion et dans sa réalisation. C’est une œuvre de notre temps
dons la naissance ne saurait être différé, l’imaginaire des
femmes et des hommes d’aujourd’hui y puisera les mythes oubliés
de leurs origines
et ceux encore à venir...
Patricia CHEVAL
Université de Caen
Normandie
France, 1987.
Conclusion
d’un rapport adressée à la Fondation Biennal de Sao Paulo,
Brésil.
Dossier classé en archivage historique en 1987 par la curatrice
générale Sheila Leirner.
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